Opposition à un marché négocié sans publicité : Quand la concurrence est faussée

Le marché négocié sans publicité, procédure dérogatoire au droit commun des marchés publics, soulève des interrogations quant à son impact sur la libre concurrence. Bien que justifié dans certains cas, ce mode de passation peut engendrer des distorsions préjudiciables aux opérateurs économiques. Face à ces enjeux, les moyens d’opposition et de contestation se multiplient, appelant à un encadrement juridique renforcé. Examinons les tenants et aboutissants de cette problématique au cœur des préoccupations des acteurs publics et privés.

Le cadre juridique du marché négocié sans publicité

Le marché négocié sans publicité ni mise en concurrence préalable constitue une exception au principe de libre accès à la commande publique. Encadré par l’article R2122-1 du Code de la commande publique, ce dispositif permet à l’acheteur public de contracter directement avec un opérateur économique sans procédure formalisée.

Les cas de recours à cette procédure sont strictement limités par les textes :

  • Urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles
  • Absence de concurrence pour des raisons techniques
  • Protection de droits d’exclusivité
  • Marchés de faible montant (inférieurs à 40 000€ HT)

L’acheteur doit justifier le choix de cette procédure par des motifs précis, sous peine de voir le marché annulé pour détournement de procédure. Le juge administratif exerce un contrôle approfondi sur ces motivations.

Bien que dérogatoire, le marché négocié sans publicité reste soumis aux principes fondamentaux de la commande publique : égalité de traitement, transparence des procédures et liberté d’accès. L’acheteur doit veiller à préserver ces principes tout au long de la procédure.

La jurisprudence a progressivement encadré le recours à cette procédure. Ainsi, le Conseil d’État a précisé dans un arrêt du 14 février 2017 que l’urgence impérieuse ne peut résulter de carences de l’administration dans la préparation d’un marché.

Malgré cet encadrement, des dérives persistent. Certains acheteurs publics abusent de cette procédure pour s’affranchir des contraintes de mise en concurrence, au détriment des opérateurs économiques.

Les risques de distorsion de concurrence

Le recours injustifié au marché négocié sans publicité engendre des risques majeurs de distorsion de concurrence. En s’affranchissant de toute mise en concurrence, l’acheteur public prive les opérateurs économiques de la possibilité de présenter une offre.

Cette situation crée une rupture d’égalité entre les entreprises. Seul l’opérateur choisi bénéficie d’un accès à la commande publique, au détriment de ses concurrents potentiellement plus performants ou innovants.

Les conséquences de ces distorsions sont multiples :

  • Perte de marchés pour les entreprises écartées
  • Renchérissement du coût des prestations pour l’acheteur public
  • Frein à l’innovation et à l’émergence de nouveaux acteurs
  • Risque accru de favoritisme et de corruption

À terme, ces pratiques peuvent conduire à une concentration excessive du marché autour de quelques opérateurs privilégiés. Cette situation nuit à la diversité du tissu économique et à la qualité des prestations fournies aux collectivités.

Le Conseil de la concurrence a alerté à plusieurs reprises sur ces risques. Dans un avis du 29 novembre 2000, il soulignait que « le recours abusif à la procédure négociée sans publicité préalable est susceptible de fausser le jeu de la concurrence ».

Face à ces enjeux, les opérateurs économiques lésés disposent de voies de recours pour contester les marchés négociés sans publicité. Toutefois, l’exercice de ces recours reste complexe et aléatoire.

Les moyens d’opposition à disposition des entreprises

Les entreprises s’estimant lésées par un marché négocié sans publicité disposent de plusieurs voies de recours pour contester la procédure. Ces moyens d’opposition visent à rétablir l’égalité de traitement et la libre concurrence.

Le référé précontractuel constitue le principal outil à disposition des entreprises. Prévu par l’article L551-1 du Code de justice administrative, il permet de contester la procédure de passation avant la signature du contrat. Le juge des référés peut alors suspendre la procédure ou enjoindre l’acheteur à la régulariser.

Pour être recevable, le référé précontractuel doit être introduit :

  • Avant la signature du contrat
  • Par un opérateur ayant intérêt à conclure le contrat
  • En invoquant un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence

Le référé contractuel offre une seconde possibilité de contestation après la signature du contrat. Toutefois, ses conditions de recevabilité sont plus restrictives et ses effets limités.

Le recours en contestation de validité du contrat, dit « recours Tarn-et-Garonne« , permet également de contester un marché négocié sans publicité. Ce recours de plein contentieux offre au juge un large pouvoir d’appréciation pour sanctionner les irrégularités.

Enfin, les entreprises peuvent saisir l’Autorité de la concurrence en cas de pratiques anticoncurrentielles. Cette voie reste peu utilisée mais peut s’avérer efficace pour sanctionner des abus répétés.

L’exercice de ces recours nécessite une expertise juridique pointue. Les entreprises doivent être en mesure de démontrer leur intérêt à agir et d’apporter la preuve des manquements allégués. Un accompagnement par un avocat spécialisé s’avère souvent indispensable.

Le contrôle du juge administratif

Le juge administratif joue un rôle central dans le contrôle des marchés négociés sans publicité. Son intervention vise à garantir le respect des principes fondamentaux de la commande publique.

Le contrôle juridictionnel s’exerce à plusieurs niveaux :

  • Contrôle de la légalité du recours à la procédure négociée
  • Vérification du respect des conditions de mise en œuvre
  • Examen des motivations de l’acheteur public
  • Appréciation de l’atteinte portée à la concurrence

Le juge administratif dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour sanctionner les irrégularités constatées. Il peut prononcer l’annulation du contrat, sa résiliation ou sa régularisation selon la gravité des manquements.

La jurisprudence a progressivement affiné les critères d’appréciation du juge. Ainsi, dans un arrêt du 2 octobre 2013, le Conseil d’État a précisé que l’urgence impérieuse justifiant un marché négocié doit résulter « de circonstances imprévisibles pour le pouvoir adjudicateur et n’étant pas de son fait ».

Le contrôle du juge s’étend également aux motivations de l’acheteur public. Dans un arrêt du 17 mars 2017, le Conseil d’État a sanctionné le recours injustifié à un marché négocié en l’absence de motifs d’intérêt général suffisants.

Face à la complexité croissante des litiges, le juge administratif a développé une expertise technique pointue. Il n’hésite pas à recourir à des expertises pour apprécier la réalité des contraintes techniques invoquées par l’acheteur.

Malgré ce contrôle approfondi, certaines dérives persistent. Les acheteurs publics développent des stratégies d’évitement du contrôle juridictionnel, notamment en fractionnant artificiellement les marchés.

Vers un renforcement de l’encadrement juridique ?

Face aux risques persistants de distorsion de concurrence, un renforcement de l’encadrement juridique des marchés négociés sans publicité apparaît nécessaire. Plusieurs pistes de réforme sont envisageables pour concilier souplesse de la procédure et respect de la concurrence.

Un durcissement des conditions de recours à cette procédure pourrait être envisagé. Le législateur pourrait ainsi restreindre les cas d’urgence impérieuse ou renforcer les exigences de motivation de l’acheteur public.

L’instauration d’une obligation de transparence ex post constitue une autre piste prometteuse. Les acheteurs publics seraient tenus de publier a posteriori les informations essentielles sur les marchés négociés conclus.

Le renforcement des sanctions en cas de recours abusif à cette procédure pourrait également dissuader certaines pratiques. L’introduction de pénalités financières ou l’engagement systématique de la responsabilité des acheteurs sont des options à étudier.

Enfin, un élargissement des voies de recours offertes aux entreprises permettrait de mieux garantir le respect de la concurrence. L’assouplissement des conditions de recevabilité du référé précontractuel ou l’introduction d’un recours spécifique sont des pistes à explorer.

Ces évolutions devront toutefois préserver la souplesse inhérente à cette procédure, indispensable dans certaines situations. Un équilibre délicat devra être trouvé entre protection de la concurrence et efficacité de l’action publique.

La formation des acheteurs publics jouera un rôle clé dans la mise en œuvre de ces évolutions. Une meilleure connaissance du cadre juridique et des risques encourus permettra de limiter les dérives.

In fine, c’est vers une responsabilisation accrue de l’ensemble des acteurs que doit tendre l’encadrement juridique des marchés négociés sans publicité. Seule une prise de conscience collective permettra de garantir une concurrence loyale et équitable dans l’accès à la commande publique.